PATAUD
-« Ça va pas être possible ! »
Ses joues se sont teintées de rose.
Un rien de bleu tentait sans succès de se noyer dans le blanc de ses yeux.
Elle a souri en baissant la tête, n’a rien dit de plus.
Elle est partie.
Harley noir mat, fourche Springer, sacoches fatiguées et je ne vous parle pas du bruit, mon équipage était pourtant de qualité.
Un banc de touristes embanannés se reflétait dans la baie vitrée de la médiathèque.
Il glissaient en silence vers la plage au bas de la
ville.
Le temps pour moi de peaufiner une réplique adaptée qu’elle et sa petite robe d’été avaient disparu au coin de la rue
-« Je vous enlève » ?
Ma menace l’avait amusée ; mais sa réponse m’a laissé sans voix:
« Ça va pas être possible! »
Ce qui n’est pas possible a tendance à me tenter plus que de raison.
Avais-je mis la barre un peu haute ?
Je la trouvais tout à fait charmante, assise derrière son bureau de la bibliothèque sur quoi elle poussait les livres vers moi après les avoir "scannés", non sans avoir jeté un œil sur les titres.
Elle arborait alors, sous ses yeux baissés un demi sourire et un décolleté bien achalandé
Mesurant ensuite les allées de livres avec le compas finement précis de ses jambes, elle confirmait la nature ondulatoire de certaines théories .
Vingt cinq année de préparation au maximum avaient d’après mes estimations abouti à ce résultat .
J’étais sous le charme.
Elle le savait.
Plus d’un an que ce moment de grâce faisait de mon passage ici, un petit plaisir.
Ma timidité et cette façon dont elle interrompait nos brefs échanges , perfide et amusée me laissaient sur ma faim.
J’avais pourtant cru, deux fois, marquer des points.
Un jour , marchant à son côté vers la médiathèque au sortir de sa voiture qu’elle venait de garer, je lui décochai:
« comment faites vous pour déplacer un tel fardeau de grâce » ?
Elle avait rougi..
Une autre fois, le dessin:
Un dessin de Sempé.
Il représentait un bellâtre qui voulant impressionner une jeune libraire rougissante, sortait, l’air inspiré, du rayon « poésie » de la librairie avec une pile de
livres sous le bras.
J’avais rajouté un peu de moustache et de barbe au personnage.
C’était tout à fait moi.
Ça l’avait fait rire .
Comme on dit,-: » femme qui rit… »
Tu parles !
« Ça va pas être…..
Planté devant la bibliothèque, sur mon fier coursier ronflant, c’est clair, j’avais l’air d’un con.
Les candidats à la baignade qui poursuivaient leur tourisme poissonneux, en direction de la mer, avaient, eux , toutes les chances d’atteindre leur but.
Le grondement à la fois sourd et profond de mon bicylindre en V essaya de me persuader que décidément, je n’avais « besoin de personne -en Harley David’son ..»
Les lacets de la petite route qui conduisait chez moi berçaient mon dépit.
Les collines à l ‘horizon évoquaient sans conteste des seins de bibliothécaire.
Mes chiens me firent un accueil exubérant et coutumier.
Leur amour sans limite n’a pas besoin d’humour pour se manifester.
Les choses rentraient dans l’ordre.
Trois chiens, c’est un bon chiffre , avec une pincée d’hectares pour courir.
Une Labrador sable aux yeux de… Labrador.
Un poilu du Tibet, tout fou, lui.
Et, Pataud.
Pataud fait la gueule.
C’est normal, le basset Hound vous tiens pour
responsable de sa taille et de ses oreilles qui balaient le sol en permanence. Alors il fait la gueule et, sans difficultés vous arracherait des larmes si on prenait son regard désespéré au sérieux.
Pourtant je le trouve bizarre . L’impression que pour une fois il n’ essaye pas de me jouer Manon.
Il a un je ne sais quoi de pathétique dans le regard.
Il ne me quitte pas d’une semelle et souffle comme s’il avait couru .
Ca n’est plus son genre de courir, au Pataud.
C’est comme moi.
Nous ne courons plus après grand chose,
quoique…
Bref, voilà qu’il m’inquiète à présent.
Sa truffe est froide, mais il peine à marcher, et son
souffle, décidément , est court, rapide, saccadé.
Il a un pli sous les yeux qui exprime une inquiétude. J’appelle ma véto, Thérèse.
On se concerte.
Elle est cash, Thérèse .
-« Venez tout de suite »!
Pataud ne dis rien quand je lui pose les pattes sur le hayon arrière de la voiture et le soulève par les cuisses pour l’expédier à l’intérieur.
D’habitude il grogne. Il adore la voiture, promesse de récréation, mais a horreur de cette humiliation .
Pas ce soir.
La route serpente tout autant qui rejoint le littoral et la ville dans l’autre sens.
Les seins collinéaires, au lointain, se perdent dans une brume qui les recouvre d’une fine dentelle effilochée.
Le chien halète et sa détresse évidente me serre le cœur. Une place juste devant, je file à l’arrière .
Je le prends à bras le corps et le pose délicatement. La laisse est pour lui un sujet d’étonnement.
Pas le genre de truc que je lui inflige couramment.
Il fait quelques pas , puis s’effondre.
Thérèse, qui a tout vu par la fenêtre se précipite.
On le relève, le porte a deux et le voilà aussi sec posé sur la table d’examen.
Sa respiration est devenue une détresse, il geint
doucement.
Je lui parle comme à un enfant, lui caresse doucement la truffe.
Thérèse s’active, ausculte, prépare une seringue, injecte.
On se regarde, le pire ne fait pas de doute: Œdème aigu du poumon, probable insuffisance cardiaque décompensée.
Le diagnostic est sans appel, Pataud se noie dans ses propres sécrétions.
Son cœur désemparé n’a plus la force nécessaire.
Je le sens battre follement dans ma main passée sous lui.
L’injection diurétique n’ a eu aucun effet.
Les reins se sont tus.
Ma main gauche continue de caresser la truffe.
La droite sent le cœur qui hésite, boite un peu, puis
s’arrête .
Thérèse est au bord des larmes. Moi, au fond.
Sa main caresse furtivement la mienne, dans un geste un peu hâtif et retenu .
C’était sans doute pour le chien..
On l’a enveloppé dans une vielle couverture .
Je remonte en silence, troué par le chagrin avec mon Pataud mort.
Le paysage s’est éteint , et se fond dans la
nuit.
Je l’ai enterré dans la lumière des phares, derrière la maison.
Michel Houllebecq dit que les chiens sont «des enfants éternels qui meurent avant nous ».
Ça fait chier!
…
Mon fils, au téléphone, plus tard dans la soirée.
On parle de ça bien sûr, puis de la vie de chacun qui continue.
Il a quarante ans. Moi , je glisse vers les soixante dix balais.
On a des conversations paisibles au téléphone, plutôt émaillées de rigolades.
Je finis par lui dire que, Pataud, choyé, consolé, avec une longue et tranquille caresse continue sur la truffe, c’était une belle mort.
J’ai rajouté :
« j’aimerais bien avoir la même ! »
Un silence s’est installé à l’autre bout du fil.
Puis, mon fils avec son petit humour pointu a fini par lâcher :
"Ça va pas être possible" …!