mardi 17 décembre 2019

Choisir

Depuis le temps qu'on m'en arrache, des dents, je n'en aurai bientôt plus.
Ou quasiment ; ce qui reste ne sert pas à grand chose.
En outre, ça se voit de plus en plus, surtout quand je souris.
Pas envie de sourire ce matin.
Mon dentiste m'envoie consulter un ponte des implants dentaires.
On doit procéder à un repiquage, en espérant que ça pousse.
En plus, ce jardinier maxillaire exerce à Cannes.
J'ai horreur de cette ville.
Leo Ferré avait dit:
"Cannes. C'était beau, il faisait beau ; j'en ai ramené une vilaine chanson"
La chanson, c'était "Cannes la braguette"

https://youtu.be/aGFPX411skE


Je la fredonne sur l'autoroute puis en longeant le littoral.
Ceci dit ce n'est pas ma braguette qui me préoccupe présentement.
Les cubes de marbre s'étalent sur le front de mer avec leurs balcons prognathes aux rambardes de verre fumé.
La plupart ont les stores baissés.
C'est comme les plages, qui sont vides en ce début d'hiver et les balayeurs ont entrepris de déblayer les bois flottés et autres algues et plastiques que la tempête récente a déposés sur le sable.
Ça change des starlettes et des fans à selfies.
On est "hors saison".
Les grands hôtels, Carlton et autres Martinez (pas le syndicaliste..) exhibent leurs façades immaculées.
Pas de moustache intempestive ici.
Les rez de chaussée sont occupés par des boutiques de luxe,  "Van Cleef "et son pote "Arpels",
dans quoi grouille une faune siliconée, botoxée et bronzée à la lampe 365 jours par an.
Des chiens minuscules et hideux décorent les avant bras de ces morts-vivants, qui glissent en silence devant les vitrines où s'étalent les frusques hors de prix qui les emmitouflent.
A cette heure matinale, ils sont encore rares , occupés à ravaler leurs propres façades ;  quant aux boutiquiers, eux, ils fourbissent leurs comptoirs en vue de la belle et lucrative journée qui se profile.
Un couple d'hommes, jeunes, débordent de jeans "slim" comme le dentifrice sort du tube et tortillent du fion devant moi.
Ils se dirigent vers un café en vue de reconstituer des forces dont la nuit précédente
porte sans doute la culpabilité d'une dilapidation excessive.
Je n'ose en imaginer le déroulé et encore moins étaler ici les probables péripéties pour ne pas tomber sous le coup de la loi.
-"Leo !"
-"Sort de ces corps..!"
La rue d'Antibes est  la rue "commerçante" de Cannes.
Entre un magasin de dessous affriolants et un horloger à dominante suisse, la plaque cuivrée de mon odonto-implantologue putatif luit.
L'ascenseur me dépose dans un silence feutré, à l'entrée du cabinet.
Me voici pour le coup dans le marbre.
A la réception, une superbe créature s'enquiert de mes coordonnées postales, numériques et sociales puis m'intime d'avoir à enfiler des "sur-chaussures".
Il s'agit de "charlottes à pieds" en non-tissé blanc.
Ce masque pédestre est censé endiguer la ruée des germes qui souillent les trottoirs cannois au sein de ce cabinet immaculé.
Ceci dit, il est notoire que la bouche, lieu exclusif du tripotage local, a la réputation d'être, après sa complice intestinale, le réservoir microbien le plus fréquenté chez homo-sapiens.
Non seulement on ne m'en exige pas l'obstruction, mais il va me falloir sans doute l'ouvrir, et pas qu'un peu.
La salle d'attente est spacieuse, largement illuminée par une baie vitrée.
Les murs sont parsemés de toiles abstraites du meilleur goût et les revues d'art s'empilent sur la table basse, à peine contrariées par le voisinage de l'inévitable revue "people".
Ici, c'est "Gala."

è tutto apposto.

Une accorte assistante, revêtue d'un pyjama de bloc bleu, m'intime d'avoir à la suivre pour fusiller ma mâchoire aux rayons X, ce que je fais sans me faire prier tant elle est charmante et ondule avec grâce devant moi.
Me voici encastré dans un scaphandre plastifié, digne de "2001 l'odyssée de l'espace", les dents (enfin, ce qu'il en reste..) serrées sur des cotons, et le corps malaxé et mis en position idoine par les mains baladeuses et expertes de la jouvencelle.
Le satellite bombardier X peut tourner en orbite autour du "pauvre de moi" et me cribler de sa cargaison de rayons.
Mon pouvoir de tordre à distance les fourchettes et autres ustensiles parvient néanmoins à enrayer le bombardement ;
le satellite se bloque.
Je jubile, bien qu'innocent en fait du déclenchement de la panne.
(Je ne suis pas masochiste en toutes circonstances..)
L'iphone de la belle s'avère en relation directe avec le staff du constructeur et après quelques salamalecs l'engin redémarre illico, non sans qu'il ait été nécessaire de réitérer les manoeuvres papouilleuses de positionnement, dont je deviens friand.
Me voilà enregistré et, en 3 D s'il vous plait.
En pyjama vert, impérial, l'implanteur se présente et m'invite à le suivre dans son bureau.
Un café m'est proposé et aussitôt amené sur un plateau par la créature de l'accueil.
Ristretto dans tasse et sous-tasse design de chez Nespresso.
C'est écrit dessus.
Après quelques pitreries de présentation, nous voici dans le vif du sujet.
Enfin, pas tout à fait du mien pour l'heure, mais je ne perds rien pour attendre..
Le ponte, après avoir déroulé mon panorama maxillaire et bien que la 3 D m'avantage plutôt
m'assène  son intention de décimer quasiment tout ce qui reste sur ma mâchoire supérieure, y compris un implant posé il y a des années par un prédécesseur concurrent, écartant d'un revers de main la tentative de miséricorde  que j'implore à son égard.
Magnanime, il épargne, Dieu sait pourquoi ? un vieux bridge tapi au fond et à gauche , dépourvu, faute de vis à vis, de toute prétention masticatoire.
Il me laisse ainsi augurer de quelques mois d'alimentation liquide ou semi-liquide avec quasi interdiction de l'ouvrir devant autrui ,sous peine de déclencher une hilarité subséquente.
Alors, comme dans un jeu video, le voilà qui projette sur l'écran de l'ordinateur, sur quoi je souris malgré tout, pas jaune, mais en négatif, une salve de projectiles en alliages sophistiqués de métaux rares (et potentiellement onéreux), au sein de mon squelette maxillaire.
Les balles, au pas de vis rutilants, se fichent impitoyablement dans ce qui reste d'os valide et me voilà devant la radiographie du héros au dents métalliques, "le requin" du célèbre James Bond: "Moonraker".
Les délices prévisibles de la gastronomie semi-liquide me sont confirmés pour une période qui s'apparente pour moi à celle que mettait le "fût du canon" pour refroidir.
Le sniper tente de minimiser cette vision délétère de mon avenir en faisant miroiter une durée potentielle d'un mois ou deux..
Ça ne mange pas de pain ; (c'est le cas de le dire..)
Il conclut son assaut en évoquant, cerise sur mon gâteau, la mise en place rapide (Notion temporelle qui lui est propre..) d'un appareil dentaire provisoire qui devrait me mettre en situation d'affronter n'importe quel casting de bellâtre photogénique.
(Nous sommes tout de même à Cannes..)
Il tempère immédiatement la bouffée d'enthousiasme que je m'apprête à exprimer par des pas de danse et des petits cris de joie en m'infligeant un :
"-Il faut que je vous chiffre tout ça !"
Le moindre des éléments constitutifs (trois au moins par unité)) de la palanquée de corps étrangers, qu'il compte repiquer dans ma bouche frisant le millier d'euros, je réprime mon enthousiasme spontané.
D'autant qu'il m'assène:
"Il me faut du temps pour ça.
Revenez vers 14 heures si vous pouvez, ou un autre jour ?
Le fait d'être un "cas intéressant "caresse mon ego
Mon ange gardien, comme d'habitude, flaire une entourloupe, mais il est un rien parano, l'ange.
(Dieu merci..)
Aucune envie en outre de me retaper autoroute etc...
La haie de sourires gracieux des assistantes illumine le chemin vers la sortie.
Une légère ébriété semble affecter ma démarche
Me voici de nouveau sur les trottoirs, désormais plus fournis, de la cité balnéaire, au sein du maelström de mes confrères et consoeurs lifté.e.s et potentiellement édenté.e.s.
L'idée de me fournir directement en accessoires prothétiques chez Van Cleef et Arpels m'effleure un instant, car je subodore confusément une parenté budgétaire entre les différents intervenants locaux.
Foin des boutiques et des chihuahuas cocaïnés, je décide de me poser à la pointe du port Canto, derrière l'estaminet dans quoi les indigènes aiment à taper le carton.
"Le Palm Beach".
C'est écrit dessus.
La mer est étale, un peu grise en ce début décembre et les mouettes disputent aux pigeons les miettes que distribuent les quelque retraités oisifs qui parsèment les bancs.
Le siège auto en "position relax", je mords à (quasi) pleines dents dans un sandwich "triangle-mie-poulet-mayo" opportunément ramolli par quelques rasades de rosé de provence.
Je médite sur la nostalgie imminente que je ne manquerai pas d'éprouver quant à une telle activité manducatoire.
A mon côté, un véhicule aux vitres arrières occultées par des rideaux à fleurs est garé parallèlement, face à la mer.
Ces "routards" déjeunent de concert avec moi.
Je trinque à distance avec la passagère qui, sa collation terminée, bascule son siège en arrière, se défait illico de sa jupe et, allongeant des jambes fuselées et ses pieds déchaussés jusqu'au rétroviseur extérieur par la vitre ouverte, se laisse glisser dans la volupté d'une sieste réparatrice.
Conservant quant à moi et ma dignité (et mon pantalon), je glisse sans délai dans le même délicieux tunnel, entrouvrant par moments les yeux vers une vision apaisante : des orteils qui ondulent au soleil avec une indéniable volupté.*



* J'avais une capture video de la scène que le fucking sytème de ce site ne veux pas intégrer..Pffff..


Le profil, ourlé de pins maritimes, des iles de Lérins qui ferme l'horizon évoque le générique de fin ,un rien mélancolique, du long (et animé) -métrage qui retrace les épisodes de mon passé dentaire.






A 14 heures, retour brutal vers la réalité.
Ce n'est plus du cinéma, même si les délicieuses réceptionnistes m'accueillent avec un large sourire, comme un habitué de la "montée des marches ", en me tendant les inénarrables "sur-chaussures".
Le sniper a fait chauffer la calculette et m'annonce une douloureuse, caritativement amputée d'une réduction, symbolique mais magnanime, de mille euros ; une broutille..
Le reste correspond à peu près au prix d'un véhicule automobile éco-responsable (certes de petite cylindrée) après application des remises du moment.
Contactés, les organismes de prise en charge évoqueront une compensation frisant le zéro.
Seul un dentier dont le sourire illuminerait dorénavant mes réveils du fond de son verre, judicieusement posé sur la table de nuit, trouverait une certaine grâce à leurs yeux.

Les miens sont donc voués au déversement de pleurs.

En fait, pour conclure, détournant (d'un rien) le célèbre adage, je dois me rendre à l'évidence:

"Manger ou conduire, il va falloir choisir..!"







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