jeudi 12 octobre 2017

Maristes*

1950

Il se souvient du bâtiment.
 Au centre-ville.
 La Seyne sur mer.
Une double volée de platanes pluri-centenaires ombrage et obscurcit le cours.
Un marché s'y tient le dimanche. 
L'entrée des "Maristes" était alors close d'une grosse porte en chêne. 
Elle  lui parut immense.



À six ans, les dimensions du monde sont toujours excessives.
Les souvenirs sont flous sauf quelques uns, privilégiés.
La mémoire met  au point sur certaines images.
Son père l'avait laissé dans la cohue de la rentrée au milieu des familles tenant toutes par la main un enfant en larmes.
Profitant du désordre il avait filé après qu'il l'eût  laissé dans l'embrasure de la porte géante.
Dans sa poche le billet de banque lui brûlait les doigts.
Il devait faire son usage pendant au moins un trimestre.
Sans doute le premier argent de poche.
Dans la vitrine, des gâteaux illuminés le regardaient fixement.



 Il entra, acheta bonbons,sucettes, gâteaux ;
 mentit sans doute à la vendeuse en justifiant un père, une mère, là, dans la foule.
Quand il se retrouva devant la grande porte en chêne, elle était fermée.
Tous les élèves étaient entrés et les parents repartis.
Il avait fallu frapper et s'acharner sur une sonnette, à la limite de son bras tendu.
L'acceuil avait été peu amène.
Il se souvient de la punition, pas des gâteaux.
Il se tenait maintenant debout dans le dortoir, au pied ce qui allait être son lit.
Les autres étaient couchés, endormis pour la plupart.
Un murmure secoué de toux par vagues et de  bouffées de pleurs étouffaient quelques  bavardages en sourdine.
Oui, au pied du lit, en ""garde à vue".
" Bagnard minuscule", il devait rester là sans bouger, sans parler jusqu'à ce qu' "on" lui permette enfin de se coucher.
Il n'osait même pas extirper les bonbons qui lui lestaient les poches.
Peur de la double peine.
"On", était lui, couché derrière ses rideaux illuminés tels un grand abat-jour carré planté au milieu du dortoir.



 Il avait dit : " tu ne bouges pas tu ne dis rien jusqu'à ce que… "
"On", devait bouquiner dans son lit.
Des bouquins de curé, de messe ou quoi..
Quand enfin il lui avait ordonné de se coucher tout le monde dormait.
Les yeux gonflés de larmes, le nez de morve, il se glissa dans les draps glacés.
Dans sa tête il revoyait la foule bruyante et agitée, les gâteaux, les voitures, la vie, quoi.
Il se sentait le seul survivant dans cette espèce de cimetière au parquet ciré et à l'odeur de pieds.
La lampe derrière les rideaux, c'était fini.
Seule une veilleuse bleuâtre diffusait une lumière blafarde.
Les tousseurs donnaient régulièrement par vague quelques signes de vie, malgré tout.
Pour une rentrée c'était une rentrée.
Ça commençait bien.

La vie ici était quasi monastique.
Autour de la cour et du préau où on s'abritait quand il pleuvait, des fenêtres à petits carreaux éclairaient les différentes classes.
Le temps passait entre les castagnes dérisoires et les jeux de bille ou de foulard.
(On ne se le mettait pas autour du cou à des fins de strangulation, à cette époque antédiluvienne.)
Les pupitres et bancs d'un seul tenant étaient alignés sous un éclairage "a giorno" par des lampes aux abat-jours de métal émaillé.
A côté du tableau noir, de grandes cartes de géographie en carton multicolore exposaient les départements ou l'Afrique coloniale,
Les encriers de faïence blanche s'inséraient  dans un trou du pupitre.



 L'encre y était violette.
Quand on lui ajoutait des morceaux de craie ça faisait une sorte de pâte redoutablement salissante.
 Même la pierre ponce n'en venait pas à bout sur les doigts aux ongles rongés.
Ce deuil violacé fut porté durant toute sa scolarité jusqu'à l'apparition des stylos "Bic".
Ceux-ci  sonnèrent le glas de l'encre et des porte plumes en quelques années.
Le "Bic" faisait aussi office de sarbacane.
L'extrémité à bille et le tube d'encre enlevés, on introduisait par le gros bout une rondelle de peau d'orange en appuyant fort sur le pupitre.
Cette première rondelle était repoussée par le réservoir d'encre qui faisait office de piston jusqu'à la partie rétrécie du "Bic".
Une deuxième rondelle était alors introduite , également à l'emporte-pièce .
Il suffisait alors de pousser avec le tube et la pression montait jusqu'à expulser violemment son projectile d'agrume vers les segments de peau qui s'échappaient du col chez les copains de devant.
Le véritable expert savait qu'il fallait boucher le petit trou d'aération qui se tient au milieu du "Bic" pour obtenir une pression optimale d'expulsion.

Il ne se rappelle d'aucun de ses camarades d'alors, à l'exception d'une sorte de demeuré qui avait la particularité d'écrire à moitié couché sur son cahier, de baver sur la page, et de mâchouiller en permanence le manche en bois de son porte-plumes .
Son truc à lui, c' était, qu'après avoir aligné une série de lettres entre les deux lignes qui matérialisaient le chemin d'écriture



il frottait par-dessus, sur l'encre encore fraîche, le manche mâchouillé et  baveux de son porte-plumes à seule fin de détruire irrémédiablement son ouvrage.
Malgré les punitions et gifles répétées, il ne pouvait maîtriser cette pulsion destructrice irrésistible, qui a du l' accompagner toute sa vie scolaire.

Nul ne saura jamais de quelles qualités il pouvait se prévaloir quant à ses exploits d'écriture.

Que ces quelques bribes de souvenirs, (qui elles ne s'effacèrent pas...),
lui soient affectueusement dédiées.



*Congrégation religieuse fondée en 1816 , "frères de Marie" dévolue à l'enseignement (et la radicalisation catholique des enfants mâles en bas âge..)

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