dimanche 26 janvier 2020




On est au bout du quai.
C’est la partie sombre et déserte de ce bord de Garonne.
Les grues immobiles structurent un décor en noir et blanc.On se croirait dans un polar des années cinquante, du Leo Malet..
Après c’est un no man’s land sombre, brumeux, inquiétant.

L'Andalucia était un troquet improbable dans quoi la diaspora espagnole venait s’égosiller jusqu’à pas d’heure, pour oublier les journées de sueur.
"El Rubio", "le rouquin", en bon français, arpentait le plancher derrière le comptoir avant d’aller pousser sa chansonnette. 
Chemise rouge boutonnée jusqu’au col, avec un plastron de dentelle à demi recouvert par un cou de pintade qui dégueulait dessus ; rouquin donc, mâtiné d’albinos, il jouait et chantait comme une casserole,
mais c’était lui le patron
Il y allait de son répertoire toujours identique et crapoteux, que les clients supportaient parce qu’il n’avaient pas le choix.
Raide sur sa chaise en bois, trônant sur une petite estrade contre le mur il déroulait son flamenco yaourteux.

Sa femme, tout aussi cacochyme tapait dans les mains pour stimuler l’ambiance et beuglait des "olé" dans l’indifférence générale. 
Cheveux frisés au fer, robe à volants rouge et noir, maquillée comme une vieille voiture, cette Carmen  pathétique témoignait d’un monde en voie de disparition
Au-dessus de la chaise où se débattait"El Rubio", une pancarte intimait :
« Esta Prohibido Cantar sin guitara »
"Il est interdit de chanter sans guitare". Cago en Dios!, on est dans un cabaret 'flamenco' ici
Je pensais que parfois, il vaudrait mieux s'abstenir, même avec..!

L’ambiance se retrouvait  en surchauffe au fil des prestataires qui se succédaient sur la chaise. 
Les standards étaient repris en chœur par les consommateurs éméchés, "manzanillés" qui, les yeux fermés, y allaient de leur "cante jondo",  générateur de frissons.
La fiesta déroulait ses seguidillas et autres farrucas et tout le monde braillait dans un rythme endiablé, martelé de claquements de paumes et de talons.
Parfois, un jeune manouche déroulait le jazz éponyme, l'air de rien, mais selon moi au niveau même du grand Django. 
Riberto devait plus tard être repéré et faire les beaux soirs d'un établissement prestigieux des champs Elysées
Mais ce soir là mon pote Utreras,  le vieux gitan, manquait à l'appel. 
Lui c’était un vrai guitariste "flamenco", gitan au carré, avec la gueule qui va avec. 
Sa gratte en avait, des kilomètres avec, sous la tablature, cette partie crasseuse et élimée , usée impitoyablement par sa main droite, qui la frappait au rythme des morceaux.
Son absence devait écourter ma soirée. 
Ce n’est que le lendemain que, sa femme m'ayant alerté, je devais le retrouver dans le service de médecine de l’hôpital Saint-André à Bordeaux.
Il avait fait ce qu'on avait coutume de nommer alors, une hémiplégie.
Aujourd'hui on dirait: un AVC..
La moitié de mon ami s'était figée.
Demi-comateux, dans sa bouche tuméfiée les mots roulaient comme les cailloux d'un gave et son œil valide était presque opaque,  fixant une image qui devait représenter bien peu de moi-même en vérité.
Il retombait aussitôt dans un sommeil profond agité de râles et de borborygmes dans l’atmosphère lourde, odorante et surchauffée de la salle commune avec sa basse continue de toux et de gémissements.

Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'il devait réapparaître à L'Andalucia.
C’est son fils qui le portait alors dans ses bras et  on aurait dit un pantin de paille tant le costume qui le recouvrait paraissait immense, la moitié de sa chair ayant fondu dans le lit d’hôpital.
Seul l’éclat de son regard avait conservé la fougue et l’orgueil de sa condition. 
Son visage arborait l’éclat d’un demi sourire.
Il ne pourrait plus tenir sa guitare.
Sa main ne déroulerait plus les trilles syncopées qui énervaient les talons de danseuses .
Mais ce serait lui, 
pour moi, et pour toujours, 
le vrai patron de L'Andalucia ;
et le souvenir le plus prégnant de ce qu'on nommait alors,
l'hémiplégie.



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